CHAPITRE XXVIII
Depuis qu’ils avaient quitté cette petite station perdue sur une voie secondaire de l’Antarctique, ils se dirigeaient plein sud. La tribu de Roux, exacte au rendez-vous, attendait depuis deux jours à proximité de la station abandonnée où leur omnibus faillit même ne pas s’arrêter. Jdrien dut appuyer sur le signal arrêt pour que le mécanicien stoppe. Jusque-là ils avaient voyagé dans d’assez bonnes conditions, même si dans ce dernier convoi le chauffage s’était avéré insuffisant, mais Jael ne se plaignait jamais.
Même cet endroit désert, composé de trois wagons vétustes et d’un distributeur de tickets, ne l’avait pas rebutée. Elle avait souri en voyant les jeunes enfants de la tribu qui les regardaient avec curiosité. Pendant que Jdrien palabrait avec les adultes, elle avait accepté leurs cadeaux, une dent de phoque et un morceau de bois fossilisé.
— Nous allons passer la nuit dans le wagon là-bas. Il y a de quoi faire du feu et manger. Nous partirons de bonne heure demain matin, car ici la banquise se recouvre d’une pellicule d’eau au milieu de la journée. Les brouillards sont très épais.
Ce soir-là un vent moyen avait dispersé les brumes et les regards portaient loin. Ils firent du feu avec des blocs d’huile non traitée pour rester fluide. Ces blocs devenaient mous comme de la gélatine et Jdrien estima que d’ici quelques jours ils se répandraient, liquéfiés.
— La tribu a organisé notre voyage. Le corps de ma mère Jdrou nous précède de trois jours environ, et la tribu qui l’emporte construit chaque soir un igloo qui nous est réservé. Mais je crains que tu n’aies froid la nuit car la température reste très basse.
— Ne t’inquiète pas.
— D’après ce que j’ai appris, ils auraient trouvé une ancienne station abandonnée en plein inlandsis. Non loin des volcans Erebus et Terror qui se situent sur l’île de Ross. Lorsque la banquise aura fondu nous serons sûrs de ne pas périr noyés.
— Nous en sommes loin ?
— Pour les Roux à une grande semaine de marche, soit une dizaine de jours, mais ni toi ni moi ne pourrions suivre leur rythme habituel qui parfois atteint cent quatre-vingts kilomètres en une journée. Ils ont prévu des peaux de loups et de phoques pour nous tirer.
— Je ne veux pas me prélasser comme une princesse, protesta-t-elle. Je veux marcher comme tout le monde.
— Même à allure lente tu ne feras pas deux kilomètres. Tu n’es plus habituée à faire de si longues marches. Il n’y a pas de quoi avoir honte et mes amis trouvent normal de nous tirer. Ils le font pour les plus jeunes enfants et ceux qui sont malades.
Pourtant le lendemain elle avait voulu essayer de marcher et avait tenu une heure, soit environ quatre kilomètres, avant de s’asseoir sur une peau de phoque. Jdrien en avait fait autant et dès lors la moyenne avait fortement augmenté. Comme prévu, juste au crépuscule et dans un brouillard épais comme une soupe de pois, ils avaient atteint l’igloo. Ils y avaient trouvé de l’huile de phoque et de la nourriture. Jdrien avait allumé plusieurs petites lampes pour réchauffer l’atmosphère tout en évitant la condensation. Une ouïe à chicanes avait été aménagée sur le côté de l’abri de glace pour évacuer la vapeur. Il soigna les pieds de Jael, découvrant avec une tristesse admirative ses plaies. Elle n’avait rien dit de toute la journée.
— Tu ne regrettes rien ?
— Que faudrait-il regretter ?
Les Roux avaient aussi construit des igloos pour se protéger des pluies de grêlons, mais cette nuit-là le vent souffla avec force, roula des congères qui vinrent bloquer le tunnel d’accès à leur maison de glace. Jdrien se réveilla parce qu’il étouffait et se mit à creuser leur tunnel pour renouveler l’air. Il réveilla Jael qui eut du mal à sortir de sa torpeur, se plaignant de mal de tête. Il la tira à l’air libre où elle reprit ses esprits. Elle l’aida à dégager les autres igloos et à donner l’alerte, malgré le vent furieux et glacé qui soufflait et les congères invisibles dans la nuit qui roulaient vers le nord.
Pendant dix jours ce fut la même vie, rythmée par une première marche de huit heures, jusqu’à l’arrêt très bref où l’on mangeait de la viande gelée et de la graisse. Désormais Jael mordait sans dégoût dans sa tresse de chair de phoque et dans une des boules de graisse enfilées dessus.
Dans la journée la banquise se recouvrait d’eau et il ne s’agissait plus d’une pellicule, mais de flaques parfois profondes de plusieurs centimètres. Les Roux, surpris par ce phénomène, ne pouvaient pas toujours les prévoir et les peaux de phoques et de loups qui leur servaient à tirer Jdrien, Jael et quelques autres, s’imbibaient très vite et devenaient très lourdes.
Le tannage de ces peaux n’avait jamais été très poussé et avec la hausse de la température elles devenaient molles, puantes, se désagrégeaient vite au frottement avec la glace. Ils en avaient usé une grande quantité et il n’en restait plus guère.
— Ils vont se trouver confrontés à des problèmes nouveaux. Même à proximité du pôle Sud la température ne sera jamais aussi basse qu’autrefois et ils vont devoir en tenir compte. Leur organisme s’y adaptera peut-être plus vite que leur technicité, expliquait Jdrien à sa compagne.
Parfois ils traversaient des rails sans même s’en rendre compte. Ceux-ci s’étaient enfoncés dans la glace, restaient encore visibles mais n’étaient plus utilisables. Et certaines stations n’avaient pas été totalement abandonnées. Des gens croyaient que ce n’était qu’un mauvais moment à passer, quelques semaines, quoi. Ils avaient entassé des vivres, de l’huile, et se montraient très méfiants envers la tribu. Ils tiraient des coups de fusil pour éloigner les Roux, ne savaient pas ou ne voulaient pas savoir que jamais plus un train, un convoi, un simple wagon autotracté n’atteindraient leur agglomération, qu’ils étaient voués à trouver un autre mode de vie ou à mourir.
— Aujourd’hui ils éloignent les Hommes du Froid à coups de fusil, mais d’ici quelques mois ils essayeront de les attirer, d’obtenir d’eux des produits de survie, de la viande, du poisson, de la graisse et de l’huile, et surtout d’apprendre comment aller et venir sans trains, sans moyen de transports vers les autres stations éloignées. Je ne vois pas comment ils pourront survivre sur cet inlandsis. Il leur faudra se rapprocher des mers qui se formeront durant l’été austral pour pêcher et chasser. Ici il n’y a rien à trouver pour se nourrir et se chauffer. Ils ont des serres mais manqueront d’énergie pour les alimenter.
Le lendemain ce fut un convoi qui les attira. Il était immobilisé dans une plaine immense. Quatre wagons anciens tirés par une locomotive Compound à double cylindre qui fumait. Le vent rabattait ce panache tout le long du convoi et c’était l’odeur d’huile brûlée et la suie qui avaient alerté les Roux. Ils vinrent demander à Jdrien s’ils pouvaient approcher et leur Messie leur conseilla de le faire par l’arrière du train, le dernier wagon n’ayant aucune ouverture sur son panneau arrière.
— Il n’y a plus de rails, constata Jael la première.
Ceux-ci avaient disparu et à y mieux regarder les roues des wagons étaient enfoncées dans la glace jusqu’au moyeu. Celles de la locomotive, plus lourde, devaient l’être encore plus.
— Ils vont nous tirer dessus, dit la jeune femme.
— Je vais y aller, dit Jdrien.
Il confectionna une sorte de drapeau blanc et se présenta à bonne distance sur le côté gauche. Au bout de quelques minutes il fit quelques pas vers la locomotive dont le sas s’ouvrit et un homme en uniforme de mécanicien panaméricain agita les bras.
Le vent apporta ses paroles :
— Hé ! sauvage, comprends-tu la langue du Chaud ?
Jdrien inclina fortement la tête et approcha lentement en souriant.
— Qui es-tu ? D’où viens-tu ? Sais-tu si nous sommes loin de Prince Station ? Une équipe est partie depuis quatre jours pour aller chercher du secours, au moins un chasse-glace ou une herse tractée…
— Ils sont partis à pied ?
— Comment veux-tu ? Mais qui es-tu pour parler aussi bien ?
— On m’appelle Jdrien et je suis un métis de Roux. Nous allons dans cette direction et si vous voulez nous signalerons votre présence aux gens de Prince Station. Vous pouvez tenir combien de temps ?
— Nous chauffons à peine et ça peut durer un bon mois. Il y a aussi des provisions mais ces pluies de glace nous terrifient la nuit. L’un des wagons a eu son toit percé et deux personnes ont été tuées. Nous avons dû faire évacuer la voiture. C’est le chef de train avec trois hommes vigoureux qui sont partis chercher des secours… Ce sont des éleveurs et des chasseurs habitués à se promener sur la glace. Mais si ça continue c’est tout le train qui va s’enfoncer.
Normalement dans cette région on aurait dû se trouver en plein hiver austral, mais la glace fondait malgré tout et l’air se réchauffait. Pendant longtemps il existerait un déséquilibre climatique avant que les saisons reprennent un cours normal.
— Nous tâcherons d’être convaincants, dit Jdrien. Ils viendront vous chercher.
Il savait bien qu’il mentait.